Du poil à gratter dans la soupe binaire
Clash avait ouvert la voie en infligeant un traitement punk à quelques standards du reggae. Madness, formation multiraciale anglaise plutôt drôle et un rien délirante, ressuscite les rythmes crus du ska, le son des sixties jamaïcaines, importés en Angleterre par la première vague skinhead. Avec leur reggae primitif au tempo frénétique et leur esthétique rigoureuse où seul le noir et le blanc étaient admis, Madness marie à la perfection l'austérité et le fun, l'humour et la folie. Garçons en costumes rétro et filles en robes à damiers redécouvrent les joies de la danse, sautillant à l'écoute des dures chroniques de la vie ordinaire dans une Angleterre en crise .
Un son touffu, sauvage, qui fera école. Malheureusement, la ré-émergence de mouvements skinheads, attirés par la musique mais opposés à l'idéologie antiraciste et humaniste, pervertira vite le genre en faisant du ska le son du hooliganisme et de l'intolérance. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas.
Le rock, est une affaire sérieuse. Une attitude face à l'existence, au-delà de la pose qui cramponne le bras à un micro, ou qui soude le corps à une guitare. Le rock est une histoire souvent grave, parfois tragique, jonchée de rebelles morts pour la cause, tombés dans la neige ou d'un avion, suicidés, électrocutés, pendus... Bref, on n'est pas là pour rigoler! Nombreux rockers se sont vite pris au jeu, au rôle à tenir, au message à faire passer. Tous, ou presque! Car depuis toujours, dans cet univers fiévreux et concerné, quelques vilains petits canards dissipés chahutent au fond du car, chiens fous, bouffons ou génies illuminés, cancres éternels et farceurs notoires. Mais sont-ils vraiment différents des autres? Pas sûr !
Dans le rock , les pires pitres ne sont pas les moins convaincus... Frank Zappa incarne mieux que quiconque ce profil ambigu du farfelu pour qui le rock est une chose bien trop sérieuse pour ne pas s'en moquer. Fils indigne de Satie, frère dégénéré de Stockhausen, ce guitariste aux allures de Groucho Marx hirsute a bâti en un peu plus d'un quart de siècle une des œuvres parmi les plus originales (et les plus délirantes aussi) que le rock ait eu un jour à affronter. Solos de guitare sur fond de couinements de bouillottes (!), bruitages varésiens pour le moins insolites, textes loufoques ou obscènes grouillant de personnages imaginaires hauts en couleur. Ce musicien inclassable passe volontiers pour le plus atypique des rockers.
Pour un joyeux iconoclaste, sabotant avec application, dans un bruyant capharnaüm, toutes les règles du genre. Mais ne vous fiez pas aux apparences: derrière tout ce délire formel, Frank Zappa reste un compositeur des plus sérieux, utilisant le rock pour édifier un Grand Œuvre ambitieux qui a plus à voir avec Stravinsky (son idole) ou Boulez (avec lequel il a travaillé) qu'avec des pitreries de potache.
Son complice californien Don Van Vliet, alias Captain Beefheart vient de la même école. Quand il ne joue pas du saxophone pour les baleines, Capitaine Cœur de Bœuf s'adonne volontiers à quelques singulières fantaisies: arriver par exemple sur scène masqué, dans l'obscurité, en beuglant un rock chaotique et brutal, surréaliste à souhait. Génial touche-à-tout, musicien culte, peintre à ses heures, ce fou furieux, sous ses airs de bûcheron sorti d'un casting du film Deliverance, ne plaisante pas avec le rock, mais fait de l'art avec un grand A, en maniant un humour absurde...
Les clowns sont tristes, c'est bien connu. La folie du bouffon ne cache peut-être qu'une pudeur sans bornes... On ne peut pas en dire autant de tous les cinglés, les frappadingues et autres agités du bocal qui plongent la musique dans le Grand Guignol. Au début des années soixante-dix, le hard rock est en pleine effervescence, lorsqu'un grave illuminé nommé Vincent Fumier, rebaptisé Alice Cooper, fils indigne d'un respectable pasteur de Detroit, transforme le genre en une formidable Foire du Trône. Un ahurissant train fantôme, bardé de potences et de chaises électriques, au milieu duquel, un vrai boa constricteur sur les épaules, notre homme hurle que l'école est finie (School's out), ou qu'il a dix-huit ans et qu'il s'ennuie (I am eighteen).
Personne ne rit : pendant plus de vingt ans, des légions entières de groupes de heavy metal vont avec application pousser un peu plus loin ce sens de la mise en scène et du décorum, pour en faire quasiment une des caractéristiques du genre. Le bizarre a fait école, car le bizarre est pro...Le rock, à travers quelques cinglés généralement persuadés de l'importance de leur mission, a toujours eu besoin d'électrochocs. Pour être un fou du rock, il faut avant tout y croire. Au premier rang de la classe, ou tout au fond contre le radiateur, le combat reste le même. Ceux qui ont oublié cette règle d'or, qui ont essayé d'aller plus loin dans la dérision, sont vite passés pour des imposteurs et ont vu leur entreprise irrémédiablement vouée à l'échec.
Comme The Fugs , uniquement appréciés par une poignée de connaisseurs, spécialistes du énième degré et de l'architecture du Facteur Cheval. Dans le rock, le pastiche agace vite (souvenez-vous de Devo, de Wild Man Fisher) et ne fait pas recette (connaissez-vous Kim Fowley ?) On ne se moque pas impunément de son credo. Toutes les excentricités sont permises tant que l'on ne touche pas aux raisons d'y croire. Malheur au rigolo qui oublie les limites au-delà desquelles on ne badine pas avec le rock, une histoire de fous très, très sérieuse...Il ne suffit pas de mettre du poil à gratter dans la soupe binaire. Sous le nez rouge il faut être aussi un authentique créateur. Un vrai musicien.
Liberté-Dimanche juillet 2011